Les manuscrits et les chemins génétiques
du Voyageur et son ombre
Dans bien des contrées de la nature, nous nous redécouvrons nous-mêmes, avec un agréable frisson, c’est la plus belle façon d’avoir un double. [
Rayé dans le manuscrit : C’est ce qui m’est arrivé à Saint-Moritz je suis ainsi ! Je n’ai cessé d’éprouver cette sensation]
[1].
En l’été 1879, après avoir renoncé à son poste de professeur à Bâle, Nietzsche passe presque trois mois à Saint-Moritz dans l’Engadine. Parti de Wiesen près de Davos, il y arrive le 21 juin 1879, et il repart le 17 septembre pour Naumburg. L’air, la fraîcheur et la clarté des montagnes de l’Engadine lui sont bénéfiques. Il vit très retiré et fait de fréquentes promenades au cours desquelles, un carnet dans la poche, il s’abandonne à ses réflexions. Ainsi le philosophe remplit six petits carnets de notes, allant de quelques mots à des pensées plus longues et élaborées.
Le soir, dans sa petite chambre louée chez l’habitant, Nietzsche recopie ses pensées dans deux cahiers et ne se prive pas, bien sûr, d’ajouter des réflexions, d’en supprimer d’autres, de développer certaines idées, de sorte que cette copie au net, au lieu d’une simple transcription, est le plus souvent une véritable transformation du premier jet.
Le 10 et le 30 septembre, Nietzsche envoie deux cahiers et une vingtaine de feuillets contenant sa transcription à son ami Peter Gast, en le priant d’en tirer un manuscrit pour l’impression. Gast, qui travaille comme toujours avec une étonnante rapidité, termine la première partie de sa copie avant le 30 septembre, tandis que la deuxième arrive à Naumburg le 3 octobre.
Dans une lettre du 5 octobre, Nietzsche remercie Gast pour sa transcription et nous raconte en passant la genèse de ses pensées : « Mis à part quelques lignes, tout a été conçu
en chemin et ébauché au crayon dans six cahiers : la
transcription m’était, presque à chaque fois, pénible. J’ai dû laisser tomber une vingtaine de
longs raisonnements, tout à fait essentiels hélas, parce que je n’ai pas trouvé le temps pour les extraire de mes horribles griffonnages. »
[2]
Nietzsche procède alors à une autre étape de l’élaboration du texte définitif : à l’aide de ciseaux et d’un pot de colle, il découpe les aphorismes du manuscrit de Gast et les colle sur des feuillets de format in-folio en leur donnant un ordre qui sera celui du texte imprimé. C’est à ce moment-là qu’il ajoute les titres des aphorismes. Il lui arrive également de changer, même à ce stade, le texte de tel ou tel aphorisme, d’ôter des réflexions ou d’en ajouter d’autres. Le philosophe est donc non seulement extrêmement attentif à la composition de chaque aphorisme, mais il apporte également un très grand soin à la disposition des aphorismes dans un ordre bien précis. L’étude de la genèse nous confirme une fois de plus que les aphorismes de Nietzsche ne sont point jetés par hasard l’un à côté de l’autre, mais, au contraire, soigneusement agencés pour former un ensemble bien structuré.
Le 18 octobre, à Leipzig, Nietzsche remet le manuscrit ainsi établi entre les mains de l’éditeur Ernst Schmeitzner. Entre fin octobre et début décembre, Nietzsche et Gast corrigent les épreuves du volume, qui paraît à la mi-décembre 1879 sous le titre
Le Voyageur et son ombre [3].
Toute la genèse du Voyageur se déroule donc sur six mois et en six étapes : les notes prises dans des carnets, leur transcription, la copie au net de Gast, la composition par copier-coller, pourrait-on dire, du manuscrit pour l’impression, la correction des épreuves et, finalement, l’impression du volume. La presque totalité du dossier génétique du Voyageur est conservée aujourd’hui aux Archives Goethe-Schiller de Weimar.
Il s’agit des cinq carnets de 50 pages chacun contresignés par les sigles de N IV 1 à N IV 5, ainsi que des huit pages du cahier N I 3
[4] où se trouvent les premières notes que Nietzsche a prises au cours de ses promenades. Dans la lettre à Gast déjà citée, Nietzsche parlait en fait de
six petits carnets remplis de notes au crayon. Or, étant donné que le cahier N I 3 ne comporte qu’un tout petit nombre des notes concernant
Le Voyageur, le plus souvent écrites à l’encre, et que pour un certain nombre d’aphorismes publiés par Nietzsche nous ne trouvons aucune ébauche correspondante dans les carnets, nous nous voyons obligés de conclure qu’un des carnets que Nietzsche avait utilisés à Saint-Moritz n’a pas été conservé
[5]. Le dossier génétique comprend ensuite la transcription faite par Nietzsche dans les cahiers M I 2 (92 pages), M I 3 (94 pages) et sur 22 feuilles détachées, réunies dans la chemise Mp XIV 2, ainsi que la copie de Gast, arrangée et complétée par Nietzsche (D 12), qui se trouvent également aux
Archives Goethe-Schiller, tandis que les épreuves jusqu’à la page 177 (la feuille 12 manque, K 6) et l’exemplaire personnel de l’œuvre imprimée avec les toutes dernières corrections de la main de Nietzsche se trouvent toujours à Weimar, mais à la bibliothèque de la Duchesse Anna Amalia
[6].
Grâce à ces matériaux, il est possible d’étudier scientifiquement la genèse du Voyageur et son ombre. En suivant de près une pensée de Nietzsche, de sa première trace matérielle jusqu’au texte imprimé, et en prenant en compte les ajouts et les ratures, nous parviendrons à une connaissance plus approfondie de sa philosophie, que l’étude du texte imprimé à lui seul ne nous aurait jamais permis d’atteindre.
2. L’ÉDITION COLLI-MONTINARI
Publier sur le papier le dossier génétique complet de cette petite œuvre de Nietzsche en respectant les exigences de la philologie contemporaine et de la critique génétique est certes possible, mais demanderait l’impression d’un volume d’environ 1 000 pages de fac-similés, et de 1 000 pages de transcription diplomatique et d’appareil critique. Auxquelles il faudrait encore ajouter un millier de pages si l’on voulait non seulement donner une reproduction « photographique » des manuscrits, mais essayer d’établir et de représenter les chemins de la genèse de chaque aphorisme.
À l’époque où l’excellente édition de référence des œuvres de Nietzsche l’édition Colli-Montinari a été conçue, il n’était pas question d’imprimer de gros volumes de fac-similés ou des transcriptions diplomatiques : la volonté de publier pour la première fois de façon intégrale la totalité des manuscrits de Nietzsche se trouvait limitée par le souci des maisons d’édition de ne pas multiplier les volumes, de limiter le coût, de terminer l’édition assez rapidement. Ce qui avait amené Giorgio Colli et Mazzino Montinari à n’utiliser le fac-similé que comme ornement, à choisir la transcription linéarisée des notes manuscrites de Nietzsche et même, pour éviter les « répétitions » et économiser du papier, à établir une distinction entre ce qu’ils appelèrent Vorstufe (ébauches préparatoires, brouillons, premiers jets) et nachgelassene Fragmente (fragments posthumes). L’édition Colli-Montinari est donc née d’un compromis entre une forte volonté d’exhaustivité et des contraintes économiques liées à des exigences de lisibilité ainsi qu’à la possibilité de traduire une telle édition.
Prenons l’exemple du Voyageur et son ombre. L’édition Colli-Montinari se divise, de façon très traditionnelle, en trois parties : Texte, Appareil critique et Commentaire. Le texte définitif du Voyageur, tel qu’il a été publié par Nietzsche lui-même, est évidemment publié dans la partie Texte. Tout ce qui, dans les manuscrits divers qui ont précédé le texte imprimé, se rapporte d’une façon ou d’une autre au texte imprimé est considéré comme ébauche préparatoire et relégué dans l’Appareil critique. Mais dans les manuscrits se trouve également un nombre important de notes que Nietzsche a laissé tomber en cours de route, soit qu’il ne les ait pas reprises lors de sa transcription dans les cahiers, soit qu’il les ait supprimées au moment d’établir le manuscrit pour l’impression. Ces notes se retrouvent également dans la partie Texte de l’édition Colli-Montinari, sous la dénomination de « fragments posthumes ».
Cette pratique éditoriale pose au moins trois problèmes
[7]. Premièrement, la notion de « fragment » désigne en général une partie d’une œuvre dont l’essentiel a été perdu ou n’a pas été composé. Dans ce sens,
Ecce homo, tel que nous le possédons aujourd’hui, est un fragment, car une partie de cette œuvre de Nietzsche a été perdue. Ou encore, l’écrit de Nietzsche,
Vérité et mensonge au sens extra-moral, est un fragment car une partie de l’œuvre n’a pas été composée. Toutefois ces deux textes, restés ou devenus fragments, ne figurent pas comme tels dans l’édition Colli-Montinari.
Deuxièmement, le fragment comme œuvre incomplète appelle la notion de fragment comme genre littéraire qui se rapproche justement de l’autre genre littéraire qu’est l’aphorisme. En donnant à certaines notes contenues dans les manuscrits le nom de fragment et en les publiant dans la partie Texte de l’édition, les éditeurs confèrent à ces morceaux de facto un statut de texte et par là une autonomie qui ne leur revient pas.
À ces problèmes s’ajoute un troisième : la notion d’ « ébauche préparatoire » et celle de « fragment posthume » ne se distinguent pas clairement l’une de l’autre. En effet, dans l’édition Colli-Montinari, le fragment posthume est défini seulement d’une façon négative : est fragment posthume tout ce qui n’est pas ébauche préparatoire. Ainsi il arrive que deux lignes de texte qui se trouvent sur la même page d’un manuscrit, et même l’une à côté de l’autre, soient publiées dans l’édition Colli-Montinari, l’une dans l’Appareil critique comme ébauche préparatoire d’un aphorisme, l’autre dans la partie Texte comme fragment posthume, avec le même statut qu’un aphorisme. Le problème devient encore plus complexe lorsque le fragment posthume en question comporte des variantes, qui doivent alors à leur tour être publiées dans l’Appareil critique ; ou encore dans le cas où l’on se trouve en présence de l’ébauche préparatoire d’un fragment... Bref, l’utilisation des concepts d’ébauche préparatoire et de fragment posthume distribue arbitrairement les notes qui se trouvent dans les mêmes manuscrits en les publiant parfois dans la partie Texte et d’autres fois dans la partie Appareil critique.
Outre les problèmes que cela pose du point de vue de la critique textuelle et que je viens d’expliquer brièvement, cela rompt évidemment la continuité des différentes étapes génétiques ainsi que la succession des notes dans les cahiers. Cela dit, la solution conciliant exhaustivité et contraintes éditoriales adoptée par l’édition Colli-Montinari a été un compromis viable pour tout utilisateur qui s’est familiarisé avec les principes de l’édition où il est clairement indiqué que les fragments posthumes n’ont pas le même statut que les aphorismes, bien qu’ils soient tous les deux publiés dans la partie Texte de l’édition , et qui a permis de lire d’une manière essentiellement correcte plusieurs milliers de pages inédites de Nietzsche.
Pour dépasser le genre de problème mentionné plus haut et pour pouvoir exploiter toutes les richesses des manuscrits laissés par Nietzsche, plusieurs solutions sont imaginables.
Dans le cadre traditionnel de l’édition sur papier, l’équipe de la
Manuskriptedition de Berlin, Bâle et Weimar
[8] qui poursuit en principe l’édition Colli-Montinari tout en modifiant radicalement ses critères d’édition propose un modèle qui vise à reproduire les manuscrits tels qu’ils sont. Par la représentation topographique des signes graphiques sur la page manuscrite, il sera possible de suivre les processus d’écriture, les hésitations, les ratures et les ajouts. L’équipe de la
Manuskriptedition propose une transcription des carnets de notes que Nietzsche a remplis entre l’été 1885 et janvier 1889, qui suit fidèlement l’emplacement du texte sur la page manuscrite et essaie de mettre en évidence les différents outils d’écriture utilisés par Nietzsche (crayon, crayon de couleur, stylo) en utilisant différentes couleurs et différentes tailles de caractères. Dans le cas idéal, cette transcription devrait être accompagnée du fac-similé de la page transcrite, de sorte que la transcription ne représenterait qu’une aide à la lecture directe du manuscrit.
Dans cette démarche, la
Manuskriptedition suit d’autres projets d’édition semblables, comme celle des œuvres de Georg Trakl, conduite à Innsbruck et publiée à Francfort à partir de 1995
[9]. Le coût d’une telle édition, qui comporte la reproduction d’un nombre très important de fac-similés ainsi qu’une transcription diplomatique des manuscrits, est évidemment énorme. La maison d’édition Walter de Gruyter, qui a publié l’édition Colli-Montinari, a refusé pour cette raison d’imprimer les fac-similés à côté de la transcription, comme il serait souhaitable, mais propose de reproduire les fac-similés des manuscrits sur un CD-ROM. Le travail de transcription accompli par l’équipe de la
Manuskriptedition n’en perd pas pour autant son intérêt, mais l’édition ne correspondra pas entièrement au projet originaire.
Les volumes de la Manuskriptedition sont destinés à prendre la place de l’appareil critique et du commentaire (Nachberichte) aux volumes VI 2 et VIII 1, VIII 2 et VIII 3 de l’édition Colli-Montinari, parus entre 1970 et 1974, et concernant Par-delà le bien et le mal et les fragments posthumes de la période allant de l’automne 1885 à janvier 1889. En réalité, l’insertion de la Manuskriptedition dans le cadre de l’édition Colli-Montinari mettra l’une à côté de l’autre deux éditions également incomplètes. Malgré toute une série de mesures prises par les éditeurs de la Manuskriptedition, l’édition Colli-Montinari restera à jamais incomplète parce qu’elle sera privée de certains volumes d’appareil critique, tandis que la Manuskriptedition sera encore plus incomplète parce qu’elle ne publiera que les manuscrits des années 1885-1889.
On peut se demander s’il n’aurait pas mieux valu porter à son terme l’édition Colli-Montinari selon les critères établis et mis en œuvre par ses deux fondateurs, pour explorer ensuite, de façon plus radicale, les nouvelles possibilités d’édition offertes par le support électronique. Cela aurait eu l’avantage d’achever l’édition entreprise par Colli et Montinari, qui constitue sans aucun doute un très bon compromis entre exhaustivité et lisibilité et un outil de travail inestimable pour beaucoup de spécialistes et un instrument traditionnel, mais complet, scientifiquement fiable, traduisible, utilisable par tout étudiant ou par toute personne cultivée intéressée par l’œuvre de Nietzsche.
4. LES MANUSCRITS DU VOYAGEUR DANS L’HYPERNIETZSCHE
Le projet HyperNietzsche propose une solution différente aux problèmes posés par l’abondance, la richesse et le caractère hétérogène des écrits de Nietzsche. La présentation des manuscrits du philosophe, la transcription de ces manuscrits, l’indication de chemins génétiques à travers plusieurs manuscrits et la mise en relation des chemins génétiques avec les chemins thématiques, les chemins chronologiques ou encore les essais occuperont une large place dans le projet.
Paolo D’Iorio l’a
souligné dans l’introduction de ce volume, mais je voudrais rappeler ici que l’HyperNietzsche ne sera pas seulement une autre édition des œuvres de Nietzsche, cette fois-ci sur support électronique, mais un système hypertextuel sur Internet, mis à la disposition des chercheurs. Sa structure hypertextuelle pourra bien évidemment comporter tous les éléments d’une édition critique classique : manuscrits, textes, appareil critique, commentaires, concordances, etc. y seront publiés et mis à disposition du public. S’y trouveront également des essais, des traductions, des explications au texte, des contributions biographiques et bibliographiques, etc.
Mais ce qui distingue surtout l’HyperNietzsche d’autres projets d’édition, est la mise en œuvre d’une nouvelle forme de collaboration et de communication entre chercheurs, et d’une nouvelle modalité de publication des résultats de leurs travaux d’édition, de commentaire et d’interprétation. Le projet HyperNietzsche entend fournir aux chercheurs une structure hypertextuelle susceptible d’accueillir toutes les connaissances disponibles sur Nietzsche. Ensuite, il reviendra aux chercheurs d’alimenter cette structure avec les matériaux qu’ils voudront mettre à la disposition de la communauté nietzschéenne et de tout autre internaute. Évidemment, toutes les contributions proposées seront examinées et évaluées par un comité scientifique, garantissant leur qualité scientifique. Cette forme de fonctionnement du système HyperNietzsche dépasse donc largement le cadre d’une édition traditionnelle, fût-elle réalisée sur support électronique.
Afin de mieux illustrer de quelle manière cet hypertexte peut être utilisé pour représenter les manuscrits de Nietzsche et leurs chemins génétiques, nous prenons en exemple un certain nombre de matériaux qui concernent Le Voyageur et son ombre.
Le site HyperNietzsche est divisé logiquement en trois grandes parties : l’aire des Matériaux, l’aire des Contributions et l’aire des Auteurs. L’aire des Matériaux comporte toutes les sources primaires dont nous disposons pour l’étude de la philosophie de Nietzsche : les œuvres, la correspondance, les manuscrits, les livres de la bibliothèque du philosophe ainsi que les documents biographiques. En cliquant sur le lien hypertextuel
Manuscrits, une fenêtre apparaît, où nous pouvons choisir le type de manuscrit que nous souhaitons consulter : dossier ou feuillets divers, carnets, cahiers, écrits posthumes, manuscrits pour l’impression ou épreuves corrigées. À chaque catégorie correspond une liste composée du sigle du manuscrit suivi d’une brève description standard tirée de l’édition Colli-Montinari
[10]. L’exemple de la figure 1 nous montre comment accéder à la consultation du carnet N IV 2.

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Fig. 1 — Accès au carnet N IV 2.
La fenêtre de contextualisation hypertextuelle du
carnet N IV 2 permet d’accéder à toutes les contributions qui concernent ce carnet dans son ensemble (par ex., la description d’Hans Joachim Mette, les essais critiques consacrés à ce carnet, les commentaires philologiques, les traductions dans d’autres langues, etc.), ou bien elle renvoie à la liste de tous les auteurs qui se sont occupés de ce manuscrit, ou enfin, à partir du menu des matériaux, elle présente la liste des numérisations disponibles de la totalité de ce carnet. La barre de navigation en bas de la fenêtre nous permet de « feuilleter » les pages du carnet, en descendant ainsi d’un niveau dans la granularité de l’hypertexte. En faisant clic sur la flèche de droite, choisissons, par exemple, de visualiser la première page du carnet dans la numérisation effectuée par Salvatore Viola (fig. 2).

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Fig. 2 — Première page du carnet N IV 2.
Maintenant le contexte a changé et l’utilisateur peut disposer de la liste des matériaux, contributions et auteurs concernant uniquement cette première page du carnet N IV 2. Il pourra alors choisir entre des fac-similés en noir et blanc ou en couleur, et entre différents formats d’image (jpeg, pdf, etc.). Dans certains formats d’image, grâce au logiciel Acrobat, il est également possible d’agrandir ou de rétrécir les pages du manuscrit (fig. 3).

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Fig. 3 — Agrandissement de la première page du carnet N IV 2 à 270 % (on lit « Saint-Moritz »).
Pour accéder à la transcription d’une page,
il suffit de faire clic sur la petite plume des Contributions dans
le cadre en haut de la fenêtre. On peut voir si parmi les différentes
contributions que les chercheurs ont produites au sujet de cette page, se trouvent
une ou plusieurs transcriptions (fig. 4). Car, tout comme il y a plusieurs
types de fac-similés, il y a plusieurs types de transcriptions.

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Fig. 4 — Accès au différentes transcriptions de la page 26 du carnet N IV 2.
À titre d’exemple, nous avons transcrit plusieurs fois une même page du carnet N IV 2, chaque fois de manière différente. La transcription linéarisée reproduit le contenu du manuscrit en supprimant le texte raturé et en intégrant les ajouts, sans respecter l’emplacement des mots sur la page (fig. 5).

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Fig. 5 — Transcription linéarisée.
La transcription diplomatique, par contre, s’efforce
en principe de suivre fidèlement la topographie de la page manuscrite
en reproduisant la position de chaque élément sur la page. Cette
fidélité est plus ou moins prononcée : alors
que dans une transcription diplomatique simple la taille des caractères
et leur emplacement précis sur la page du manuscrit sont souvent négligés
(fig. 6), la transcription ultradiplomatique respecte scrupuleusement
toutes ces caractéristiques graphiques (cf. fig. 7).

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Fig. 6 — Transcription diplomatique.

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Fig. 7 — Transcription ultradiplomatique.
La transcription interactive permet de suivre de très près le mouvement de l’écriture sur la page manuscrite en évitant au chercheur de devoir basculer inlassablement entre le fac-similé du manuscrit et la transcription. La transcription interactive, qui n’est réalisable que sur support électronique, peut se décliner sous des formes différentes. La transcription interactive « mot à mot » se présente sous la forme d’un fac-similé de la page manuscrite, dont les zones correspondant à chaque mot ont été activées, de sorte qu’en faisant clic sur un mot du fac-similé s’affiche le mot correspondant de la transcription. Un nouveau clic sur le mot de la transcription ainsi découvert, fera réapparaître la partie du manuscrit correspondante (fig. 8).

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Fig. 8 — Transcription interactive mot à mot.
La transcription interactive « ligne à ligne » dévoile la transcription ultradiplomatique sous-jacente au fur et à mesure que le curseur passe sur chaque ligne du manuscrit (fig. 9).

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Fig. 9 — Transcription interactive ligne à ligne.
La transcription interactive « par paragraphe », quant à elle, affiche à côté du fac-similé du manuscrit la transcription diplomatique du paragraphe que le curseur est en train de survoler (fig. 10).

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Fig. 10 — Transcription interactive par paragraphe.
Et enfin la transcription interactive en transparence laisse à l’utilisateur la possibilité d’afficher soit le fac-similé de la page manuscrite, soit la transcription, soit les deux superposés avec un effet de transparence (fig. 11).

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Fig. 11 — Transcription interactive en transparence.
Tout utilisateur désireux d’établir de nouvelles formes de transcription pourra bien évidemment le faire et les envoyer à l’HyperNietzsche. Si elles sont validées par le comité scientifique, elles apparaîtront alors, avec les noms de leurs auteurs, à côté des autres transcriptions.

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Fig. 12 — Cadre des chemins génétiques.
Si l’utilisateur ne veut pas se contenter de feuilleter les pages d’un manuscrit une par une, mais cherche à savoir comment telle ou telle note s’est développée à travers les manuscrits ou, dans l’autre sens, comment tel ou tel aphorisme a été composé par combinaison de différentes annotations, il pourra profiter de la section de l’HyperNietzsche consacrée aux chemins génétiques. Dans le cadre « Contributions » de la page d’accueil, il fera clic sur le mot Chemins (fig. 12), puis dans la nouvelle page qui s’affiche, il choisira Chemins génétiques et le système lui présentera la liste de tous les chemins génétiques disponibles, qu’il pourra trier par auteur, par date de publication ou par titre (fig. 13).

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Fig. 13 — Choix d'un chemin génétique.
À titre d’exemple, nous nous proposons d’étudier le dossier génétique de l’aphorisme 338, Caractère double de la nature (Doppelgängerei der Natur), dont une étape a été citée en épigraphe de notre article. Si l’on rassemble les témoins manuscrits dont les éléments thématiques confluent dans l’aphorisme 338 du Voyageur et son ombre, on obtient un ensemble constitué de trois pages de premier jet dans deux carnets, de deux pages d’une copie au net dans un cahier, d’une page du manuscrit pour l’impression, et même d’une carte postale de Nietzsche à son éditeur comportant les dernières modifications du texte, jusqu’à la version imprimée qui figure dans la première édition du Voyageur. Suivant les développements des éléments thématiques, nous avons disposé ces matériaux selon trois chemins génétiques insérés dans l’HyperNietzsche.
Dans le premier chemin, que nous avons appelé « Wir entdecken uns selber wieder » ( « Nous nous redécouvrons nous-mêmes » ), la genèse suit les modifications du thème de la découverte de soi dans la nature de l’Engadine. Le second chemin décrit les caractéristiques du haut plateau de Saint-Moritz et nous l’avons donc appelé « Dieser Hochebene » ( « Ce haut plateau » ), tandis que le troisième ( « Alle silbernen Farbentöne » ) insiste sur « les tons argentés » de la nature de l’Engadine qui pour Nietzsche est un mélange d’Italie et de Finlande.
Avant de suivre, à titre d’exemple, le premier chemin génétique, nous voudrions nous arrêter un instant pour préciser le système de désignation des notes manuscrites du philosophe que nous utilisons dans l’HyperNietzsche. Normalement, pour identifier une note dans les manuscrits de Nietzsche, on se contente d’indiquer le sigle du carnet ou du cahier suivi du numéro de la page. Par exemple, dans la forme « N IV 2, 26 », où N IV 2 est le sigle du carnet de Nietzsche et 26 indique le numéro de la page. Mais puisque la même page contient habituellement plusieurs notes, ce système de désignation devient insuffisant lorsqu’il s’agit d’identifier une note bien déterminée. Nous avons donc mis au point un système plus précis d’identification des notes manuscrites sur la page utilisant une numérotation progressive en fonction de leur emplacement topographique. Une note écrite en haut de la page reçoit ainsi le numéro 1 qui s’ajoute entre parenthèses après le numéro de la page elle-même, et ainsi de suite. Pour des notes écrites de travers, la numérotation procède dans le sens des aiguilles d’une montre. De cette manière, « N IV 2, 26(2) » désigne la deuxième note sur la page 26 du carnet N IV 2. L’ordre chronologique de l’écriture des notes n’est pas pris en compte par ce système de désignation qui est purement topographique : il reviendra aux chercheurs de proposer des chemins chronologiques établissant l’ordre de rédaction des notes sur une même page, mais ils trouveront dans notre système de désignation un instrument pour se référer sans ambiguïté aux notes dont ils essayeront de retrouver la chronologie.
Venons-en donc à notre chemin génétique. Sa première étape est constituée par une note de Nietzsche qui se trouve justement en deuxième position sur la page 26 du cahier N IV 2, un cahier que Nietzsche avait utilisé aux mois de juin et de juillet 1879, peu après son arrivée à Saint-Moritz. Elle est tracée au crayon, d’une écriture généreuse. Un tiers de la page qui toutefois n’est pas bien grande, le carnet mesurant 10,5 cm sur 17,5 cm à peu près , est rempli de ces quelques mots. Le texte de cette note, en traduction française, est : « Dans plus d’une nature nous nous redécouvrons nous-mêmes. »

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Fig. 14 — Première étape du chemin génétique « Wir entdecken uns selber wieder ».
Comme nous le voyons dans la copie d’écran en figure 14, l’utilisateur dispose en bas de la fenêtre d’une barre de navigation qui liste les matériaux composant les étapes du chemin. Il suffira d’un clic sur le sigle des matériaux pour visualiser dans la partie centrale de la fenêtre le fac-similé numérique de la page du manuscrit à gauche et la transcription à droite. Observons que dans le fac-similé numérique de la page manuscrite, la note en question a été mise en évidence par un procédé graphique d’ombre portée.
À gauche de la fenêtre centrale se trouve la liste des matériaux cités dans le chemin. L’utilisateur, en cliquant sur le sigle d’un des matériaux, peut à tout moment changer de cadre de contextualisation en passant à la partie Matériaux de l’hypertexte et disposer de tous les outils de travail décrits plus haut concernant la contextualisation d’une page manuscrite. Le menu à icônes qui se trouve en haut de la fenêtre permet de revenir à la page d’accueil en cliquant sur la silhouette de Nietzsche, ou bien d’accéder aux contributions concernant ce chemin (par ex., les essais critiques qui le citeraient), ou bien encore d’obtenir des renseignements sur les auteurs de ces mêmes contributions.

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Fig. 15 — Deuxième étape du chemin génétique « Wir entdecken uns selber wieder ».
Cette note est copiée au net par Nietzsche à la
page 50 du cahier M I 2, qui représente donc la deuxième étape
de notre chemin (fig. 15) et peut être rendue en traduction française
de la façon suivante : « Dans
bien des contrées de la nature, nous nous redécouvrons nous-mêmes,
avec un agréable frisson, c’est la plus belle façon d’avoir
un double. [
Rayé dans le manuscrit : C’est
ce qui m’est arrivé à Saint-Moritz je suis ainsi !
Je n’ai cessé d’éprouver cette sensation semblable à]
l’air d’un mois d’octobre ensoleillé, dans ce jeu perpétuel
de la brise, dans cette clarté et cette fraîcheur tempérées,
dans l’aspect de ce paysage qui tout en étant une plaine réunit à la
fois les caractéristiques de la forêt, du lac, de la montagne et
de la neige , comme il est heureux, celui qui peut dire : Il
y a assurément bien des choses plus grandes et plus belles dans la nature,
mais
ceci m’est intime et familier, parent par le sang, et même
plus encore. »
[11]
Sur la page d’en face, la page 51, Nietzsche
a ajouté une autre brève note restée à l’état
de fragment qui reprend la partie finale de la note précédente (fig. 16) : « Comme
il doit pouvoir être heureux, celui qui justement
ici éprouve
cette sensation, ici dans cette. »
[12]

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Fig. 16 — Toisième étape du chemin génétique « Wir entdecken uns selber wieder ».
Nietzsche retravaille la copie au net de Peter Gast pour le manuscrit destiné à l’impression en y ajoutant le titre Caractère double de la nature (Doppelgängerei der Natur), le numéro 338 ainsi que de nombreuses modifications. Voici donc, en figure 17, la quatrième étape :

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Fig. 17 — Quatrième étape du chemin génétique « Wir entdecken uns selber wieder ».
338.
Caractère
double de la nature. Dans bien des contrées de la nature,
nous nous redécouvrons nous-mêmes, avec un agréable frisson,
c’est la plus belle façon d’avoir un double. Ô comme
doit pouvoir être heureux celui qui a cette sensation justement
ici,
où l’Italie et la Finlande se sont rencontrées pour faire
alliance, ici dans cette patrie des nuances argentées de la nature,
dans cet air d’octobre perpétuellement ensoleillé, dans ce
jeu heureux et espiègle de la brise du matin au soir, dans cette clarté des
plus pures et cette fraîcheur des plus tempérées, sur ce haut
plateau qui réunit à la fois les caractéristiques de la forêt,
du lac, de la montagne ! Comme il est heureux,
celui qui peut dire : « Il y a assurément
bien des choses plus grandes et plus belles dans la nature, mais ceci m’est
intime et familier, parent par le sang, et même plus encore. »
[13]
On constate que Nietzsche avait commencé par dire
que c’était lui personnellement qui se redécouvrait dans la
nature de Saint-Moritz, pour atteindre ensuite une formule plus impersonnelle
qui supprime et le « je » parlant
et le nom de Saint-Moritz. C’est un phénomène qu’on peut
observer fréquemment dans la genèse des aphorismes nietzschéens :
au cours du développement du texte, des passages qui se réfèrent
de manière explicite à Nietzsche lui-même ou encore à une
autre personne explicitement nommée, sont souvent supprimés ou dissimulés
au fil des réécritures successives. De la même façon, Nietzsche
change le titre initialement prévu pour son recueil,
Les Promenades
de pensées de Saint-Moritz (
St. Moritzer Gedanken-Gänge),
en
Le Voyageur et son ombre (
Der Wanderer und sein Schatten)
[14].
Et finalement, voici le texte imprimé en 1880 à la page 178 de la première édition du Voyageur, que l’HyperNietzsche reproduit en fac-similé numérique et qui forme la cinquième et dernière étape de notre premier chemin (fig. 18) :
Caractère double de la nature. Dans
bien des contrées de la nature, nous nous redécouvrons nous-mêmes,
avec un agréable frisson, c’est la plus belle façon d’avoir
un double. Ô comme doit pouvoir être heureux celui qui a cette sensation
justement
ici, dans cet air d’octobre perpétuellement ensoleillé,
dans ce jeu heureux et espiègle de la brise du matin au soir, dans cette
clarté des plus pures et cette fraîcheur des plus tempérées,
dans la grâce austère de ce haut plateau qui réunit en lui les
caractéristiques de la colline, du lac, de la forêt, qui, sans crainte,
s’est niché aux flancs de l’effrayante neige éternelle,
ici où l’Italie et la Finlande se sont rencontrées pour faire
alliance et qui semble être la patrie de toutes les nuances argentées
de la nature : Comme il est heureux, celui qui
peut dire : « Il y a assurément
bien des choses plus grandes et plus belles dans la nature, mais ceci m’est
intime et familier, parent par le sang, et même plus encore. »
[15]

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Fig. 18 — Cinquième étape du chemin génétique « Wir entdecken uns selber wieder ».
Nous ne nous attarderons pas ici sur des considérations d’ordre génétique qui peuvent être développées à partir d’une telle mise en relation des différents manuscrits constituant le dossier génétique de l’aphorisme 338 du Voyageur. Ce qui nous intéressait était de pouvoir illustrer la façon dont l’HyperNietzsche permet de tracer et de représenter des chemins génétiques. Mais nous rappelons que toute considération génétique, essai critique ou commentaire philologique qui se développeraient à partir de ce chemin pourraient trouver leur place dans l’HyperNietzsche et être immédiatement accessibles à travers la liste des contributions relatives à ce chemin.
Après avoir parcouru toutes les étapes de notre
premier chemin, revenons un instant aux deux autres dont nous avions parlé.
Le deuxième chemin commence par une note de la page 11 du carnet N IV 5
et qui parle du plateau de Saint-Moritz : « Dans
le caractère gracieusement austère des collines, des lacs et des
forêts de ce plateau, qui, sans crainte, s’est niché aux flancs
de la neige effrayante »
[16] (fig. 19).

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Fig. 19 — Première étape du chemin génétique « Dieser Hochebene ».
Sa variation génétique passera ensuite par les mêmes étapes que le premier chemin, avec une petite variation significative. Un jeu d’épreuves de cette œuvre de Nietzsche a bien été conservé, mais il y manque les pages concernant l’aphorisme 338, ce qui ne nous permet pas de connaître les toutes dernières modifications que l’auteur a apportées. Mais, petit coup de théâtre, nous disposons en revanche d’une carte postale de Nietzsche à son éditeur Ernst Schmeitzner du 5 novembre 1879, dans laquelle il lui demande de changer une phrase d’un aphorisme intitulé « La nature comme double » (Natur als Doppelgängerin), la phrase qui concerne le haut plateau de Saint-Moritz. Ce qui nous révèle donc que Nietzsche revient, encore à ce stade, sur le texte de son aphorisme et qu’il n’a pas encore tranché au sujet du titre. Cette carte postale sera donc la cinquième étape de notre deuxième chemin génétique (fig. 20). Elle illustre également le fait que les chemins génétiques de l’HyperNietzsche peuvent être constitués en utilisant toute sorte de matériaux de Nietzsche : une page de cahier aussi bien qu’une lettre, une page annotée d’un livre de la bibliothèque personnelle du philosophe ou le texte d’un aphorisme.

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Fig. 20 — Cinquième étape du chemin génétique « Dieser Hochebene ».
Très honorable éditeur,
je vous prie de transformer comme suit une ligne de l’aphorisme « La nature comme double » : dans la grâce austère de ce haut plateau qui réunit en lui les caractéristiques de la colline, du lac, de la forêt, qui, sans crainte, s’est niché aux flancs de l’effrayante neige éternelle. Les deux premiers feuillets sont parfaitement réussis. Je vous remercie pour l’envoi de Taine. Le Dr Dühring est-il toujours en vie ? Avec mes salutations les plus dévouées,
FN
C’est lent, n’est-ce pas ?
Le troisième chemin, quant à lui, commence par
une note contenue à la page 13 du cahier N IV 5 qui
voit l’Engadine comme un mélange d’Italie et de Finlande
[18] et
qui ne se sera pas reprise dans la copie au net du cahier M I 2.
C’est seulement deux étapes plus loin, dans le manuscrit pour l’impression,
que l’image contenue dans cette note se glisse de nouveau dans la genèse
de l’aphorisme 338 du
Voyageur.
Comme nous l’avons vu, les trois chemins que nous avons tracés pour représenter la genèse de l’aphorisme 338 du Voyageur sont linéaires : chacun suit l’évolution d’une ligne thématique déterminée et tous ensemble convergent pour former cet aphorisme.
Les chemins linéaires ne peuvent être tracés que par les chercheurs, mais le système informatique est en mesure de dessiner, à partir de ces parcours, des formations rhizomatiques. Une fois les chemins linéaires saisis, le système informatique, en se basant sur les points d’intersection, est capable de dessiner les tracés les plus complexes. Ces chemins linéaires peuvent alors se croiser, converger vers un aphorisme ou bifurquer. L’ensemble des chemins prend alors la forme d’un rhizome, d’une configuration proliférante et irrégulière qui représente l’élaboration d’une pensée et les processus d’écriture le plus souvent cachés sous l’aphorisme publié.

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Fig. 21 — Rhizome des chemins génétiques de l’aphorisme 338 du Voyageur.
En cliquant sur les petites images, l’utilisateur active directement le cadre de contextualisation hypertextuelle de chaque matériau, tandis qu’un clic sur les lignes colorées qui représentent les chemins permet l’accès au cadre de contextualisation du chemin. Ce système graphique simple et intuitif nous permet de comprendre d’un regard le chemin de genèse de tel ou tel document, sa qualité de carrefour de différents parcours génétiques (ou thématiques ; voir à ce propos
l’article de Paolo D’Iorio et Mathieu Kessler dans ce volume).
Jusqu’à présent, nous avons vu que le chemin génétique d’un aphorisme traverse plusieurs étapes, chacune représentée par une ou plusieurs notes qui se trouvent sur des pages différentes du manuscrit. Nous pouvons maintenant affiner davantage cette approche en prenant en compte les changements que Nietzsche a apportés au cours même de l’écriture d’une note. Nous appelons ces différentes strates génétiques présentes sur une même page du manuscrit, des niveaux d’écriture.
La quatrième note, qui se trouve à la page 50 du cahier M I 2, en est un bon exemple : après avoir écrit neuf lignes plus ou moins d’un seul jet, Nietzsche commence à corriger, à raturer des passages, à en ajouter d’autres. Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, il est possible de mettre en évidence la succession de différentes phases d’écriture, et chaque phase est susceptible d’être intégrée dans un chemin génétique ou d’être contextualisée. Nous désignons ces différents niveaux d’écriture par l’ajout au sigle de la note d’un tiret suivi du numéro qui correspond à la succession chronologique du niveau. Par exemple, le premier niveau de cette note M I 2, 50(4) sera indiqué par le sigle : M I 2, 50(4)-1. Les niveaux peuvent être restitués par une transcription linéarisée qui reproduit le texte écrit à chaque étape, ou par une transcription diplomatique qui utilise les couleurs pour identifier et rendre perceptible chaque niveau (fig. 22).

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Fig. 22 — Fac-similé d'’une note de Nietzsche avec transcription
diplomatique du premier et du deuxième niveau d’écriture.
À travers ces quelques exemples concernant le dossier génétique du Voyageur, nous avons essayé de montrer les limites d’une édition traditionnelle sur papier et de présenter quelques-unes des possibilités offertes par le support électronique en général et par le système HyperNietzsche en particulier.
Les contraintes d’une édition en volume, le manque de place et de souplesse, le coût élevé de l’impression ainsi que les temps nécessaires pour établir et imprimer les différents volumes d’une édition critique, limitent et ralentissent considérablement la diffusion des résultats de la recherche. Internet nous offre, au contraire, un instrument souple, performant et peu onéreux pour diffuser rapidement nos travaux scientifiques et les rendre accessibles au plus grand nombre. Les quelques exemples que nous avons présentés n’épuisent nullement les possibilités offertes par l’HyperNietzsche et par les nouvelles technologies. Il revient maintenant à la communauté des chercheurs de s’emparer de ces nouveaux instruments, de les compléter et d’en accroître la puissance et l’efficacité.
1) Cahier M I 2, page 50, quatrième
note de la page = M I 2, 50(4).
2) Friedrich
Nietzsche, Briefwechsel. Kritische Gesamtausgabe, volume II, tome 5. Berlin,
Walter de Gruyter, 1980, p. 450.
3) Der Wanderer und sein Schatten.
Zweiter und letzter Nachtrag zu der früher
erschienenen Gedankensammlung « Menschliches, Allzumenschliches. Ein
Buch für freie Geister », (Le Voyageur et son ombre. Deuxième
et dernier supplément au recueil de pensées précédemment
paru, « Humain, trop humain. Un livre pour esprits livres »), Chemnitz,
Ernst Schmeitzner, 1880.
4) Les manuscrits de Nietzsche
sont cités d’après
les sigles établis
par Hans Joachim Mette (Der handschriftliche Nachlaß Friedrich Nietzsches,
Leipzig, 1933), qui sont toujours utilisés par les Archives Goethe-Schiller
de Weimar et qui ont été repris par l’édition
Colli-Montinari des œuvres de Nietzsche.
5) Ayant remarqué l’absence
d’un bon nombre d’ébauches
préparatoires, et en se basant sur la lettre déjà citée,
Montinari parle même de deux carnets perdus. Selon lui, des six carnets
remplis au crayon que Nietzsche évoque dans sa lettre à Gast,
nous n’en gardons que quatre : les carnets de N IV 1 à N IV
4. Car, à son
avis, le carnet N IV 5 remonte à une époque postérieure à la
transcription effectuée par Nietzsche dans les cahiers M I 2 et M
I 3. À mon
avis, cette datation est erronée car dans le carnet N IV 5 se trouve
un certain nombre de notes qui ont été reprises dans les cahiers
M I 2 et M I 3. L'aphorisme 338 du Voyageur, dont je parlerai plus loin,
en est
le meilleur exemple : ses ébauches préparatoires comportent
deux notes qui se trouvent dans le carnet N IV 5, dont l’une a été recopiée
dans le cahier M I 2. Pour cette raison, je considère que le carnet
N IV 5 fait partie des six carnet cités par Nietzsche et que donc
c’est
seulement un carnet qui a été perdu et non pas deux comme l’avait
supposé Montinari (cf. Friedrich Nietzsche, Kritische Gesamtausgabe
: Werke, vol. IV, tome 4, Nachbericht zur vierten Abteilung: Richard Wagner
in
Bayreuth, Menschliches, Allzumenschliches I und II, Nachgelassene Fragmente
(1875-1879), Berlin, Walter de Gruyter, 1969. p. 107 (désignée
par édition
Colli-Montinari).
6) Herzogin Anna Amalia Bibliothek,
cote C 4605 et C 4402.
7) Voir à ce propos l’article de Wolfram
Groddeck, « ‘Vorstufe’ und ‘Fragment’.
Zur Problematik einer traditionellen Unterscheidung in der Nietzsche-Philologie »,
in Martin Stern (éd.), Textkonstitution bei mündlicher und bei
schriftlicher Überlieferung,Tübingen,
Niemeyer, 1991, pp. 165-175.
8) Voir à ce propos « Mitteilung. Nietzsche-Edition »,
in Text. Kritische Beiträge, 5 (1999), pp. 219-221.
9) Georg Trakl, Sämtliche
Werke und Briefwechsel in sechs Bänden,
mit Faksimiles der Handschriften, édité par Eberhard Sauermann
et Hermann Zwerschina, Frankfurt am Main, Roter Stern - Stroemfeld, 1995
sq.
10) Cf. la Kritische Studienausgabe des œuvres de
Nietzsche, München,
Berlin, dtv, Walter de Gruyter, 1980, volume 14, pp. 21-35.
11) La traduction
française que nous donnons dans le texte ne peut évidemment
pas rendre compte des variantes apportées par Nietzsche au fil de
l’écriture
et elle doit être entendue comme une aide assez approximative pour
le lecteur non germanophone. Voici en revanche la transcription du texte
allemand de cette
note réalisée avec les signes diacritiques utilisés
dans l’édition Colli-Montinari (le texte entre [ ] a été rayé dans
le manuscrit, tandis que le texte entre ___ a été a ajouté entre
les lignes) : « In mancher Natur-Gegend entdecken wir uns selber wieder,
mit angenehmem Grausen, es ist die schönste Doppelgängerei. [So
ging es mir bei St. Moritz - so bin ich! Das empfand ich fortwährend,
diese] [_gleichsam_] sonnige Octoberluft, _in_ diesem beständigen _Spiele
des_ Windzug_es_, _in_ dieser mäßigen Helle und Kühle, _in_
diesem _gesammten_ Wald- See- Berg- Schnee- u.<nd> _und trotzdem_ Ebenencharakter
_dieser Landschaft! -_, _wie glücklich der, welcher sagen kann:_ Es
giebt gewiss viel Größeres und Schöneres _in der Natur_,
diess aber ist mir innig und vertraut, blutsverwandt, ja noch mehr” »,
note M I 2, 50(4)
12) « Wie
glücklich muß der sein können,
welcher [diese] _jene_ Empfindung gerade hier hat, hier in dieser »,
note M I 2, 51(4).
13) « 338
Doppelgängerei der Natur. – In
mancher Natur-Gegend entdecken wir uns selber wieder, mit angenehmem Grausen;
es ist die schönste Doppelgänger[in]_ei_.
Wie glücklich muss Der sein können, welcher jene Empfindung gerade
hier _hat_ _wo Italien und Finnland zum Bunde zusammengekommen sind, hier
in dieser Heimat der silbernen Farbentöne der Natur_ [hat], [hier] in
dieser _beständigen sonnigen_ [schneeigen] Octoberluft, in diesem _schalkhaft
glücklichen_
[beständigen] Spielen des Windzuges _von früh bis abend_, in dieser
_reinsten_ [mässigen] Helle und mäßigsten Kühle, in
[diesem] _dem_ gesammten _Berg-_ Wald-, _und_ Seen-, [Berg-, Schnee- und
trotzdem Ebenen-Charakter
dieser Landschaft!] _Charakter dieser _weitgespannten_ hohen Ebene!_ – Wie
glücklich Der, welcher sagen kann: “es giebt gewiss viel Grösseres
und Schöneres in der Natur, diess aber ist mir innig und vertraut, blutsverwandt,
ja noch mehr.” », D 13, 79(1).
14) Voir
la page 91 du cahier M I 2 où se trouvent l’un à côté de
l’autre le vieux titre, St. Moritzer Gedanken-Gänge, et le nouveau,
Der Wanderer und sein Schatten, ajouté en plus petit au crayon.
15) Doppelgängerei
der Natur. – In mancher Natur-Gegend entdecken wir
uns selber wieder, mit angenehmem Grausen; es ist die schönste Doppelgängerei. – Wie
glücklich muss Der sein können, welcher jene Empfindung gerade
hier hat, in dieser beständigen sonnigen Octoberluft, in diesem schalkhaft
glücklichen
Spielen des Windzuges von früh bis Abend, in dieser reinsten Helle und
mässigsten
Kühle, in dem gesammten anmuthig ernsten Hügel-, Seen- und Wald-Charakter
dieser Hochebene, welche sich ohne Furcht neben die Schrecknisse des ewigen
Schnees hingelagert hat, hier, wo Italien und Finnland zum Bunde zusammengekommen
sind
und die Heimath aller silbernen Farbentöne der Natur zu sein scheint: – wie
glücklich Der, welcher sagen kann: “es giebt gewiss viel Grösseres
und Schöneres in der Natur, diess aber ist mir innig und vertraut, blutsverwandt,
ja noch mehr.”
16) « in
dem anmuthig ernsten Hügel Seen und
Wald-Charakter dieser Hochebene, welche sich ohne Furcht neben die Schrecknisse
des ewigen
Schnees hingelagert
hat. », N IV 5, 11 (2).
17)« Werthester
Herr Verleger, ich bitte, in dem Aphorismus "Natur
als Doppelgängerin" eine Zeile so umzuformen: / in dem _gesammten_
anmuthig ernsten Hügel- Seen- und Wald-Charakter dieser Hochebene, welche
sich ohne Furcht neben die Schrecknisse des ewigen Schnee's hingelagert hat
- / Die zwei
ersten Bogen sind vortrefflich gelungen. Ich danke für die Sendung Taine's.
Lebt der Dr. Dühring doch noch? Ergebenst grüßend / F N.
/ nicht wahr, es geht langsam! / Mein Befinden hat sich verschlechtert. ».
Cette carte postale de Nietzsche à Ernst Schmeitzner du 5 novembre
1879 est conservée aux Archives Goethe-Schiller de Weimar, cote 71/BW
306, 3.
18)« Ici,
où l’Italie et la Finlande
se sont rencontrées
pour faire alliance, dans cette patrie de toutes les nuances argentées » (« Hier,
wo Italien und Finnland zum Bunde zusammengekommen sind, in dieser Heimat
aller silbernen Farbtöne »), N IV 5, 13(1).