Chemins qui mènent quelque part
À propos des possibilités
d’ordonnancement chronologique
et thématique des textes et des manuscrits
PAOLO D’IORIO
ET MATHIEU KESSLER
Nous venons d’analyser les problèmes liés à la nécessité de représenter les mouvements de la genèse dans les manuscrits et nous avons mis en lumière les avantages du support électronique et d’un système tel que l’HyperNietzsche par rapport aux éditions sur papier, même les plus sophistiquées.
Le même type de raisonnement vaut pour la représentation de la succession chronologique des annotations manuscrites ou pour l’établissement des ordonnancements thématiques à travers les textes et les manuscrits d’un auteur.
Tandis que les éditions sur papier, pour des raisons de coût, contraignent le plus souvent à choisir une fois pour toutes un principe de mise en ordre des matériaux, l’HyperNietzsche permet aux chercheurs de disposer d’un espace virtuel où établir et représenter toute sorte d’ordonnancement génétique, chronologique ou thématique. En profitant de la disponibilité des fac-similés numériques des manuscrits, le système HyperNietzsche donne aux chercheurs les moyens d’établir tel ou tel ordonnancement des manuscrits en travaillant directement à partir de l’Internet et en réalisant ainsi l’économie d’un voyage aux Archives pour consulter les manuscrits de Nietzsche. En outre, une fois l’ordonnancement établi, les spécialistes peuvent également se dispenser de la recherche, parfois longue, d’une maison d’édition disposée à publier ces résultats, car l’HyperNietzsche leur offre la possibilité de publier leur « chemin » dans les meilleures conditions, c’est-à-dire d’agencer les fac-similés numériques des manuscrits selon l’ordre qu’ils ont reconstruit et de signer cette hypothèse d’agencement comme leur propre contribution aux études nietzschéennes.
1. REPRÉSENTER LA CHRONOLOGIE DE L’ÉCRITURE
Toutes les éditions des notes posthumes de Nietzsche se sont trouvées confrontées au problème de l’établissement et de la représentation de la chronologie de l’écriture.
La Grossoktavausgabe (GOA) [1] avait contourné le problème en choisissant un ordonnancement essentiellement thématique, tandis que l’édition Colli-Montinari s’est engagée dans une disposition la plus chronologique possible des notes posthumes. La Manuskriptedition, quant à elle, cherche à représenter les notes de Nietzsche dans l’ordre des pages des cahiers qui les contiennent, en donnant, à travers une transcription diplomatique accompagnée (probablement) du fac-similé de la page manuscrite, une reproduction presque « photographique » des cahiers de Nietzsche [2].
Le plus grand degré d’ « objectivité » dans la publication des textes d’un auteur est certes atteint par la reproduction en fac-similé et par la transcription diplomatique de chaque page du manuscrit. Mais l’inconvénient de cette méthode de publication est que le lecteur ne parvient pas immédiatement à percevoir la succession chronologique des annotations, parce que, par ex., l’auteur a utilisé un même cahier à des époques différentes et des cahiers différents à une même époque. De même qu’on ne peut rendre visible de cette manière le parcours génétique qui a conduit l’auteur à la réalisation ou à l’abandon de chaque projet littéraire particulier. L’éditeur peut certes indiquer dans un appareil critique la succession chronologique des manuscrits et les parcours génétiques de l’écriture, de manière à ce que le lecteur puisse les reconstruire. Mais permettre de reconstruire est autre chose que représenter.
Ou bien le responsable de l’édition peut choisir de représenter la succession rigoureusement chronologique des textes écrits par l’auteur. Mais alors il ne rendra plus perceptible l’unité des différents cahiers et des différentes pages du manuscrit, ni les parcours génétiques, pour les raisons évoquées précédemment. Comme dans le cas précédent, les descriptions et les indications de l’appareil critique pourront permettre de suppléer à la représentation directe.
Ou enfin, l’éditeur scientifique peut organiser le matériau selon les campagnes d’écriture successives et selon le parcours de la genèse textuelle. Mais dans la mesure où souvent la chronologie de la genèse ne correspond pas à la chronologie tout court, ni même à l’ordre des pages du manuscrit, même dans ce cas, le lecteur intéressé par une manière différente de représenter des matériaux devra les reconstruire à l’aide de l’appareil critique.
Colli et Montinari ont choisi grosso modo la deuxième solution. Ils ont mis à la disposition des chercheurs un instrument qui organise la masse des notes de Nietzsche dans un ordre essentiellement chronologique. L’appareil critique, à travers la description page après page du manuscrit, permet de retrouver ensuite l’unité de chaque carnet, chose qui, avec l’indication des variantes, permet au lecteur sinon d’avoir une transcription diplomatique des manuscrits, du moins de reconstruire avec un certain degré d’exactitude le contenu de chaque page écrite par Nietzsche. Les exigences d’une reconstruction génétique de la naissance des œuvres ou en général du suivi des différentes campagnes d’écriture trouvent dans la notice sur la composition des écrits et dans le système des références croisées contenues dans l’appareil critique un instrument utile, même s’il n’est pas exhaustif.
Mais dans l’édition Colli-Montinari, l’appareil critique a une autre fonction (philologiquement plus discutable) : celle d’éviter d’imprimer deux fois des textes qui ne diffèrent que sur des points de détail. Par la technique de la variante, Colli et Montinari ont choisi d’éliminer la plus grande partie des répétitions en publiant le texte une seule fois et en indiquant dans l’appareil critique les variantes par rapport aux autres rédactions. Cette technique, qui ne se justifiait que par les contraintes d’une édition sur papier, c’est-à-dire par la nécessité de réduire le nombre des volumes et les coûts d’impression, compromet parfois le critère de complétude et de succession chronologique du matériel ou rend excessivement laborieuse leur reconstruction [3].
Or, si l’on peut soutenir que la parfaite objectivité dans la science de l’édition ne sera obtenue qu’en renonçant à toute préoccupation d’ordonnancement chronologique ou génétique ou autre... des annotations manuscrites, on ne peut guère nier que ces questions représentent un véritable problème scientifique et une tâche majeure à accomplir par les spécialistes de Nietzsche, sans quoi l’interprétation de l’œuvre du philosophe se trouverait largement compromise. Un exemple suffira à montrer combien l’interprétation de Nietzsche peut être influencée par la prise en compte de la chronologie de l’écriture des notes posthumes.
M III 1 est le sigle d’un cahier in-octavo conservé aux Archives Goethe-Schiller de Weimar, qui se compose de 160 pages, remplies très soigneusement d’environ 350 notes écrites, sauf rares exceptions, dans la période allant du printemps à l’automne 1881. Il s’agit d’un cahier « secret », dans la mesure où Nietzsche n’en a pas utilisé le contenu dans ses œuvres publiées (seuls quelques aphorismes du Gai Savoir et deux aphorismes de Par-delà le bien et le mal trouvent en ce cahier leurs rédactions préparatoires). Il entendait s’en servir pour un exposé scientifique de la pensée de l’éternel retour [4] qu’il n’a pas eu le temps de porter à terme.
Or ce cahier si important, et pourtant inutilisé dans les œuvres publiées par Nietzsche, n’a pas non plus fait l’objet d’une publication fiable dans le cadre de la Grossoktavausgabe qui n’en a imprimé que certains extraits. C’est seulement dans les années 1960 que l’édition critique Colli-Montinari a publié pour la première fois dans son intégralité les notes du cahier M III 1, dans le cadre de la traduction italienne (1965) et française (1967) des œuvres de Nietzsche (établies sur un texte critique allemand qui, à l’époque, n’avait pas encore trouvé un éditeur allemand prêt à le publier).
Cette première publication intégrale n’était pourtant pas encore fiable d’un point de vue chronologique. En effet, M III 1 présente deux strates d’annotations : l’une écrite seulement sur les pages de gauche à partir de la fin du cahier, et l’autre, qui se distingue aussi par l’emploi d’un type d’encre différent, à partir du début du cahier et écrite sur les pages de droite. En 1965, les éditeurs confessaient ne pas avoir réussi à comprendre laquelle des deux strates devait être considérée comme la plus ancienne. Ils avouaient s’être résolus à publier les aphorismes et les fragments simplement du début à la fin, en ignorant les deux strates [5]. Il faudra attendre encore six ans pour pouvoir disposer, en 1973 [6], du texte de l’édition allemande dans laquelle Colli et Montinari avaient résolu leur problème chronologique en considérant la strate écrite de la fin au début comme antérieure aux annotations écrites dans l’ordre inverse. En 1982 et en 1991, les traductions française et italienne ont été rééditées conformément à la nouvelle mise en ordre du matériel. Dans la préface à la deuxième édition de la traduction française, nous apprenons que Montinari avait résolu le problème de la datation des deux strates par « la comparaison de l’écriture que Nietzsche employait dans M III 1 avec celle employée dans des lettres écrites à la même époque » [7].
La vieille disposition des fragments posthumes avait induit en erreur un interprète de Nietzsche aussi pénétrant que Giorgio Colli, qui avait émis l’hypothèse, désormais caduque, que « les discussions sur la quantité de force contenue dans le monde », les « critiques du concept de finalisme » et les « argumentations négatives par rapport à l’hypothèse circulaire sur les événements du monde » contenues dans le cahier M III 1 servaient « comme une préparation rationnelle de l’intuition de l’éternel retour, annoncée plus loin dans le même cahier et discutée ensuite dans les dernières pages, toujours d’un point de vue rationnel, mais comme une acquisition désormais établie » [8]. En réalité, la nouvelle chronologie des annotations nous indique que la pensée de l’éternel retour est précédée par une série de réflexions qui tracent un parcours de libération de l’individu face aux morales grégaires, par l’assimilation des résultats de la science, et que c’est seulement après avoir formulé son hypothèse cyclique que Nietzsche cherche à l’établir avec toute une série d’argumentations philosophiques en tissant, entre autres, un dialogue avec certains philosophes contemporains qui discutaient des problèmes cosmologiques soulevés notamment par le deuxième principe de la thermodynamique [9].
Pourtant, ce deuxième agencement des notes du cahier M III 1 n’était pas non plus sans soulever des problèmes chronologiques, toujours à cause du souci éditorial de réduire le nombres de pages imprimées en évitant les « répétitions » au moyen du concept d’ « ébauche préparatoire » (Vorstufe). Cela fait que certains textes qui se trouvaient dans le cahier M III 1, mais qui étaient des ébauches préparatoires du Gai Savoir, n’ont pas été publiés dans l’ensemble des notes du cahier M III 1 mais renvoyés dans l’appareil critique du Gai Savoir. Donc, sans disposer de l’appareil critique au M III 1 contenant la description page par page du manuscrit (qui n’a pas encore été publié), nous ne pouvons pas reconstruire la succession exacte des aphorismes telle que les deux éditeurs scientifiques l’ont conçue. Et celui qui voudrait savoir, par exemple, ce que Nietzsche a écrit immédiatement après la première ébauche de la pensée de l’éternel retour, qui se trouve à la page 49 de ce cahier M III 1, n’aurait aucune autre solution que d’entreprendre le voyage à Weimar pour consulter le manuscrit original.
Or, il se trouve que les notes que Nietzsche a écrites immédiatement après la première ébauche de l’éternel retour sont extrêmement importantes pour comprendre la genèse de cette pensée et le contexte philosophique à l’intérieur duquel elle prend naissance et sens, notamment en référence aux position d’Otto Caspari et, indirectement, à Eduard von Hartmann, à Eugen Dühring et au débat cosmologique de l’époque [10].
Pourtant, trente-cinq ans après la première publication du texte, l’appareil critique du cahier M III 1 n’a toujours pas été publié. La Manuskriptedition, quant à elle, ne prévoit pas, au moins pour l’instant, de publier les cahiers de l’été 1881 (et même si elle le prévoyait, il faudrait attendre une bonne décennie qu’elle ait terminé la publication des cahiers de la fin des années 1980 dont le premier n’est pas encore paru).
Morale de l’histoire : si nous nous en tenons aux éditions sur papier pour travailler sur l’ordonnancement chronologique des manuscrits de Nietzsche, en cette année 2000 encore, soit cent ans après la mort du philosophe, la seule solution consiste à utiliser le manuscrit original conservé à Weimar.
Imaginons maintenant un chercheur qui, après des études soignées, atteint la conclusion, scientifiquement fondée, qu’en réalité l’ordre de l’écriture de notre cahier M III 1 est, en tout ou en partie, différent de celui qu’ont établi Colli et Montinari. Au nom de la vérité scientifique, la maison d’édition De Gruyter serait-elle prête à publier une troisième version du cahier M III 1 ? Ce serait fort improbable, de même qu’il serait improbable qu’une autre maison d’édition puisse se lancer dans une telle entreprise (même si, d’un point de vue légal, la chose serait possible, car plus de vingt-cinq ans se sont écoulés depuis la publication de l’édition allemande de ce cahier par De Gruyter [11]).
Si, en revanche, ce cahier M III 1 pouvait être numérisé et mis à disposition sur l’Internet à l’intérieur du système HyperNietzsche, tous les chercheurs pourraient y travailler, l’étudier, en particulier du point de vue de la succession chronologique des notes, et ils pourraient proposer au comité scientifique de l’HyperNietzsche une série d’hypothèses d’ordonnancement. Le comité scientifique exclurait les hypothèses qu’il n’estimerait pas suffisamment fondées scientifiquement, mais pourrait publier immédiatement les chemins chronologiques représentant les différentes possibilités d’ordonnancement des notes du cahier M III 1. Il se peut qu’à travers les travaux de plusieurs chercheurs on parvienne à établir un seul parcours chronologique, le « vrai ». Mais il est plus probable qu’on parvienne à établir des chemins différents qui pourront d’ailleurs parfaitement coexister dans l’HyperNietzsche. Et c’est précisément cette confrontation d’hypothèses diverses qui nous permettra d’atteindre à une vision plus riche et complexe de la réalité de l’œuvre nietzschéenne, qui peut remplacer avantageusement la vieille notion de « vérité » et d’ « objectivité », comme Nietzsche le savait bien : « Plus d’yeux, plus d’yeux différents nous savons fixer sur une chose, plus notre “concept” de cette chose, plus notre “objectivité” sera complète. » [12]
2. COMMENT SUIVRE UN THÈME
Jongler avec diverses représentations de la chronologie des manuscrits ou de leur genèse n’est pas la seule possibilité offerte par l’HyperNietzsche : en utilisant les mêmes fonctionnalités, c’est-à-dire la possibilité de gérer des chemins, nous pouvons réaliser des ordonnancements thématiques.
Cela pourrait être utile dans le cas des notes posthumes pour mieux étudier les points théoriques autours desquels s’organise la réflexion mouvante de Nietzsche. Pour rester dans l’exemple du cahier M III 1, une analyse philosophique nous révèle la présence de trois lignes thématiques autour desquelles convergent la plupart des annotations contenues dans ce manuscrit. La première concerne les argumentations fondant la pensée de l’éternel retour. La deuxième ligne thématique nous présente la vision du monde comme flux continuel de forces dépourvu de but, lois, règles du devenir, un chaos sive natura dé-divinisé et désanthropomorphisé qui constitue le « substrat ontologique » de toute la philosophie de Nietzsche. Un ensemble de notes à caractère anthropologico-sociologique forme la troisième ligne thématique. Elle trace un parcours de libération conduisant à la création d’individus supérieurs au moyen d’une profonde transformation de leur structure pulsionnelle. La solitude et la lutte interne pour la libération des anciennes représentations du monde et des valeurs grégaires incorporées sont les moyens par lesquels se réalise cette transformation [13].
Il est certain que la possibilité de rassembler et de disposer côte à côte les notes qui s’insèrent dans une ligne thématique déterminée favoriserait grandement l’étude philosophique de la pensée de Nietzsche. Sans pour autant forcer et figer la pensée en devenir de cet auteur dans un ordre thématique donné une fois pour toutes, comme cela arrive souvent dans des montages arbitraires de notes posthumes qui – également par la suggestion exercée par le support séquentiel du livre – finissent trop souvent par passer pour de véritables œuvres de Nietzsche [14]. Dans l’HyperNietzsche, au contraire, grâce à la souplesse du support électronique et à la conception générale du système, chaque chemin thématique n’est par principe qu’une possibilité d’ordonnancement parmi d’autres, qui a été établie par un chercheur déterminé. Il coexiste avec d’autres chemins alternatifs signés par d’autres chercheurs, avec des chemins chronologiques et avec la possibilité de feuilleter les manuscrits page par page. Cela fait perdre à tout agencement des notes de Nietzsche l’aura de la vérité révélée qu’il a souvent dans les éditions sur papier, et nous restitue au contraire le défi intellectuel qu’il y a à pénétrer dans le laboratoire d’une pensée de philosophe.
Les chemins thématiques sont également très utiles pour suivre un thème dans les œuvres publiées par Nietzsche. Elles sont d’ailleurs le seul texte sur lequel Nietzsche lui-même, par l’acte de la publication, nous a autorisés à appliquer nos efforts critiques.
Si un ensemble de chercheurs s’appliquait à établir des chemins thématiques à travers les œuvres de Nietzsche, cela pourrait produire un outil de navigation et d’interprétation très sophistiqué. Se formerait ainsi une sorte de « vocabulaire encyclopédique de Nietzsche » en ligne (en donc en enrichissement constant), qui permettrait de jeter une lumière sur certains concepts clés de sa philosophie en prenant en compte l’ensemble des textes du philosophe dans leur évolution intellectuelle.

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Fig. 1 — Écran d’accueil d’un chemin thématique de Mathieu Kessler.
Prenons par exemple le chemin thématique établi par Mathieu Kessler suivant l’évolution du concept d’héroïsme. En sélectionnant ce chemin, le système nous renvoie l’écran d’accueil avec l’indication de son auteur et de son titre, suivis d’un descriptif du contenu du chemin.
Le descriptif est important car il nous permet de cerner les caractères du thème que l’auteur entend nous faire suivre, et de bien comprendre en quoi des textes différents et éloignés en font partie. Souvent il nous annonce également le sens général du développement du thème. À titre d’exemple, nous transcrivons ici entièrement la description du « chemin » sur l’héroïsme dont on ne pouvait lire que le début dans la copie d’écran précédente.
Le point de départ de la pensée de Nietzsche est un ouvrage sur la tragédie grecque, La naissance de la tragédie. Publié en 1872, il correspond à la période romantique de sa philosophie. Les héros des tragédies grecques fournissent alors le modèle de la sagesse tragique inspirant le pessimisme nietzschéen, un pessimisme classique, un pessimisme de la force qui considère la tragédie non comme un apprentissage de la résignation mais comme un stimulant de la vie. Quelques années plus tard, Nietzsche rompt avec ses maîtres, Wagner et Schopenhauer, chez lesquels il avait puisé une image positive de l’héroïsme et de l’idéal du génie. À partir de 1876, il élabore sa philosophie en contradiction avec toute idéalisation du type humain. Dès Humain, trop humain dont la première partie est publiée en 1878, Nietzsche se veut un réaliste convaincu. Il défend alors une renaturalisation de l’homme, c’est-à-dire le fait d’adopter un point de vue extérieur et positif (fondé sur des faits), étudiant le comportement humain à travers ses actes plutôt que ses intentions conscientes, trop souvent mensongères. C’est pourquoi des notions telles que le génie et l’héroïsme font alors l’objet de critiques parfois assez sévères.
De 1872 à 1878, on passe ainsi d’une idéalisation du héros à une perspective beaucoup plus nuancée passant par une série d’évaluations en apparence contradictoires, comme c’est très souvent le cas lorsque Nietzsche cherche une position en fait modérée. Celle-ci suppose presque toujours la juxtaposition de positions extrêmes et contradictoires, mais disposées de telle manière qu’une évaluation mesurée puisse se faire jour dans l’esprit du lecteur éclairé. On a souvent déclaré que Nietzsche était un penseur contradictoire parce qu’on a apporté un soin insuffisant à la confrontation de ses aphorismes. Nous tenterons, à partir du problème de l’héroïsme, de montrer comment Nietzsche nuance toujours davantage son propos plutôt que de se contredire. Une telle perspective sur les textes suppose de retracer l’évolution de sa pensée au fil de ses œuvres, d’une part, et de mettre en évidence une inflexion sémantique qu’il cherche à faire subir à ce terme afin d’en modifier la signification et la valeur, d’autre part.

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Fig. 2 — Étape du chemin thématique de Mathieu Kessler.
Mais revenons au commentaire de la figure 1. La barre de navigation en bas de la fenêtre nous présente la liste de toutes les étapes du chemin et nous permet de nous déplacer aisément de l’une à l’autre. Si nous voulions visualiser l’étape qui concerne le célèbre passage d’Ecce homo où Nietzsche se considère comme le contraire d’une nature héroïque, nous n’avons qu’à cliquer sur son sigle dans la barre de navigation et le texte de Nietzsche apparaîtra sur la gauche, accompagné à droite par un « commentaire-interprétation » de l’auteur du chemin, Mathieu Kessler (nous transcrivons les deux textes à la suite afin d’en permettre une lecture plus aisée que ne le permet la reproduction d’un écran d’ordinateur dans une page de ce livre).
La tutelle supérieure de cet instinct se montra tellement ancrée au fond de moi-même qu’en aucun cas je ne me suis jamais douté de ce qui grandissait en moi, en sorte que toutes mes aptitudes surgirent un jour, soudain, mûres dans leur dernière perfection. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais fait un effort en vue de quelque chose ; dans toute ma vie, on ne retrouve pas un seul trait de lutte, je suis le contraire d’une nature héroïque ; « vouloir » quelque chose, « s’efforcer d’atteindre » quelque chose, avoir en vue un « but », un « désir », tout cela je ne le connais pas par expérience. En ce même moment encore, je jette un regard sur mon avenir – un avenir lointain ! – comme on regarde la mer calme, nul désir n’en agite la surface. Je ne souhaite nullement que les choses soient autrement qu’elles ne sont ; moi-même je ne veux pas changer... Mais c’est ainsi que j’ai toujours vécu. Je n’ai jamais eu de désir. Quelqu’un qui, après sa 44e année, peut dire qu’il ne s’est jamais soucié d’honneurs, de femmes et d’argent [15] !
Interprétation : cette considération semble en contradiction avec la représentation positive de l’héroïsme et la critique de la psychologie des Évangiles qui a cours dans les écrits précédents. Pourtant, une telle contradiction n’est qu’apparente, puisque dès Le Voyageur et son ombre, Nietzsche s’est mis en quête d’une réconciliation entre l’héroïsme et l’idyllisme. Ecce homo a pour but de montrer comment Nietzsche a surmonté les dimensions maladives, nihilistes et réactives de sa personnalité. Articuler sagesse de l’existence avec pensée de l’Éternel Retour suppose de situer sa propre psychologie par-delà l’héroïsme. En effet, celui-ci semble s’accorder mieux avec une conception linéaire de la temporalité. Le héros veut un but et s’en donne les moyens, c’est-à-dire que sa volonté demeure potentiellement l’esclave de représentations dont il ne s’est pas encore assuré la maîtrise. La limite entre le héros et le pantin n’est pas toujours aisée à saisir. Le sérieux du héros peut prêter à sourire, s’il est vrai que la suprême intelligence réside dans l’aptitude à varier les perspectives sur l’existence et non à incarner des valeurs d’une façon entièrement figée, au risque de rompre le fil de son existence.
Il convient dès lors d’éveiller sa méfiance contre tout « but », toute « valeur », toute « finalité » auxquels on devrait sacrifier sa vie, car aucune illusion ne vaut l’existence. Pourtant, il ne s’agit pas de formuler une sorte de philosophie bouddhique qui renouerait avec la renonciation schopenhauerienne au vouloir-vivre, mais de démontrer que le laisser-être et le laisser-venir-à-soi de l’homme d’exception ou du surhomme diffèrent profondément, par leur structure, de la volonté héroïque. Celle-ci projette devant elle-même des buts à réaliser comme une série d’étapes successives dans la compétition pour la vie. Or, la sagesse de Nietzsche ne résulte pas d’une croyance au caractère absolu des valeurs et des représentations. Elles ne sont jamais que des conditions pour l’accroissement d’un certain type de vie et rien en elles ne requiert le sérieux d’une volonté éternellement figée dans un credo aussi irrationnel qu’absurde. La structure de la volonté héroïque n’offre pas la garantie d’une existence profonde, elle peut fort bien ne défendre qu’une sottise de plus. « En ce qui concerne les héros, je n’en pense pas trop de bien : quoi qu’il en soit, c’est la forme la plus acceptable de l’existence, c’est-à-dire quand on n’a pas le choix.[16] » Récuser la valeur de l’héroïsme, c’est aussi se donner les moyens d’observer la vie en spectateur tranquille et sans parti pris, c’est également accepter le caractère mobile des valeurs et donc acquiescer en toute cohérence au devenir. « Les héros, les martyrs, les génies et les enthousiastes ne sont pas assez calmes, patients, fins, froids et lents pour nous. »[17]
On aura remarqué que dans la composition des étapes du chemin, au lieu d’utiliser des matériaux originaux de Nietzsche, c’est-à-dire en ce cas le texte allemand du manuscrit d’Ecce homo (qui est le seul matériau disponible, car Nietzsche, comme on le sait, n’a jamais publié Ecce homo), nous avons utilisé le texte d’une traduction française. Cet exemple nous sert à expliquer que dans la composition des chemins thématiques, l’auteur du chemin est libre de disposer l’un après l’autre toutes sortes de matériaux et même de se servir, au lieu de l’original allemand, des traductions dans une autre langue. De toute façon, le système permettra toujours à l’utilisateur, à travers le cadre de mise en contexte hypertextuelle, de remonter au matériau original, dans ce cas à la page du manuscrit d’Ecce homo que Nietzsche avait préparé pour l’impression.
Nous pouvons bien sûr imaginer le croisement de différents chemins thématiques sur un même matériau, par exemple, dans le cas où notre chemin consacré au thème de l’héroïsme utilise un matériau susceptible d’être analysé selon un autre point de vue thématique. C’est justement le cas d’une des dernières étapes de ce chemin, toujours tirée d’Ecce homo, qui est particulièrement intéressante pour éclairer l’image du héros chez Nietzsche et son rapport avec la notion de surhomme.

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Fig. 3 — Étape du chemin thématique de Mathieu Kessler.
Le mot « surhomme », par exemple, qui désigne un type de perfection absolue, en opposition avec l’homme « moderne », l’homme « bon », avec les chrétiens et d’autres nihilistes, lorsqu’il se trouve dans la bouche d’un Zarathoustra, le destructeur de la morale, prend un sens qui donne beaucoup à réfléchir. Presque partout, en toute innocence, il a été compris en fonction des valeurs qui sont en contradiction absolue avec celles qui ont été affirmées par le personnage de Zarathoustra, je veux dire qu’on en a fait le type « idéaliste » d’une espèce supérieure d’hommes, à moitié « saint », à moitié « génie ». D’autres bêtes à cornes savantes, à cause de ce mot, m’ont suspecté de darwinisme ; on a même voulu y retrouver le « culte des héros » de ce grand faux-monnayeur malgré lui qu’était Carlyle, ce culte que j’ai si méchamment rejeté. Quand je soufflais à quelqu’un qu’il ferait mieux de s’enquérir d’un César Borgia que d’un Parsifal, il n’en croyait pas ses oreilles [18].
Interprétation : un contresens très répandu au sujet du surhomme consiste à l’identifier avec le concept de héros. Pourtant, il ne saurait être confondu avec un type aussi dévoué à l’humanité grégaire. Le but du surhomme ne saurait être de se poser en sauveur de l’humanité, à la manière des héros. Le surhomme n’est pas un sauveur. Il surmonte, au contraire, au plus profond de lui-même, le caractère commun et grégaire de ses instincts pour se reconstruire une nature singulière à l’écart des autres hommes, de telle sorte qu’il perde progressivement tout caractère spécifiquement humain et toute solidarité avec l’homme. Ainsi Parsifal, le type du héros chrétien, est un imitateur du Christ dont le but est encore et toujours de sauver l’humanité tandis que César Borgia s’essaye à de nouvelles valeurs pour mener une expérience avec la vérité aux limites des conditions de la vie commune. Le criminel et le surhomme ont donc en partage la singularité et l’exception à la loi commune tandis que le héros apparaît plutôt comme le défenseur sacrificiel et providentiel d’une conception universelle de la justice humaine.
Il est évident qu’un chemin thématique consacré à la notion de surhomme devrait prendre en compte ce texte de Nietzsche. L’utilisateur de l’HyperNietzsche aurait alors la possibilité, en remontant au cadre de contextualisation hypertextuelle du matériau en question et affichant la liste des contributions relatives, parmi lesquelles figureraient aussi bien le chemin sur l’héroïsme que celui sur le surhomme, de passer de l’un à l’autre en opérant une bifurcation thématique.

Ce procédé sera en réalité d’autant plus aisé qu’il est possible pour chaque page de matériau de demander au système informatique de tracer un rhizome comprenant tous les chemins qui passent par ce matériau. La représentation graphique du rhizome des chemins thématique, de manière analogue à celle qui a été illustrée pour les chemins génétiques (voir p. 159 s.), permettrait de passer rapidement et de manière intuitive d’un chemin à l’autre utilisant un texte de Nietzsche comme carrefour de diverses lignes thématiques.

 


1) La Grossoktavausgabe (édition en grand in-octavo) des œuvres de Nietzsche est le résultat le plus important de toute l’activité éditoriale du Nietzsche-Archiv (les anciennes Archives Nietzsche dirigées par la sœur du philosophe) : elle fut publiée à Leipzig entre 1894 et 1926, tout d’abord chez l’éditeur C. G. Naumann, puis chez Kröner (voir à ce propos : Mazzino Montinari, La volonté de puissance n’existe pas, Paris, éditions de l’éclat, 1996, pp. 14-20 et passim.

2) Pour ce qui concerne la genèse des textes de Nietzsche, Wolfram Groddeck est le seul à nous avoir donné l’excellent exemple d’une édition génétique des Dithyrambes de Dionysos ; cf. Wolfram Groddeck, Friedrich Nietzsche - « Dionysos - Dithyramben », vol. 1: Textgenetische Edition der Vorstufen und Reinschriften ; vol. 2: Die « Dionysos - Dithyramben ». Bedeutung und Entstehung von Nietzsches letztem Werk, Berlin, De Gruyter, 1991.

3) Voir à ce propos l’article d’Inga Gerike publié dans ce même volume.

4) Le 14 août 1882, après la publication du Gai Savoir, Nietzsche écrit à Peter Gast : « J’ai gardé environ un quart du matériel originaire (pour un traité scientifique) ». Nous sommes en présence d’un des rares cas où les réflexions de Nietzsche sur un thème précis ne subissent pas de modification, car les argumentations en faveur de l’éternel retour que nous trouvons dans les cahiers des années suivantes proviennent toutes de ces premières réflexions. Colli et Montinari ont d’ailleurs écrit avec justesse que Nietzsche « avait gardé avec lui le cahier M III 1 durant toute la période finale de son activité créatrice » (cf. « Stato dei testi di Nietzsche », Il Verri, n. 39/40 (1872), p. 60). Il est certain que le philosophe avait ce cahier entre les mains à l’automne 1888, mais on trouve aussi les traces de sa relecture en 1883, 1885 et pendant le printemps 1888. Par exemple, dans la lettre à Gast du 3 septembre 1883, Nietzsche écrit qu’il a retrouvé la première ébauche de l’éternel retour ; en l’été 1885 une autre relecture de ce cahier est attestée par le fait que le FP 36[15] de 1885 dérive des FP 11[292, 345] de 1881, le 36[23] de 1885 des FP 11[150, 281] de 1881, le 35[53] de 1885 du 11[70] de 1881 et ainsi de suite. Enfin, la formulation récapitulative de la doctrine dans FP 14[188] du printemps 1888 est intégralement dérivée de M III 1.

5) Cf. les « Notizie e note » aux Opere di Friedrich Nietzsche, V**, Milano, Adelphi, 1965, p. 526 sq.

6) Friedrich Nietzsche, Werke. Kritische Gesamtausgabe, Berlin, Walter de Gruyter, 1967-, section 5, volume 2 : Idyllen aus Messina. Die fröhliche Wissenschaft. Nachgelassene Fragmente Frühjahr 1881 bis Sommer 1882, VIII, 587 p., (1973).

7) Cf. Le Gai Savoir. Fragments posthumes été 1881 - été 1882, édition revue, corrigée et augmentée par Marc B. de Launay, Paris, Gallimard 1982, p. 9.

8) Cf. Giorgio Colli, Écrits sur Nietzsche, Paris, éditions de l’éclat, 1996.

9) Voir à ce propos : Paolo D’Iorio, La linea e il circolo. Cosmologia e filosofia dell’eterno ritorno in Nietzsche, Pubblicazioni del CNR, Genova, Pantograf, 1995, pp. 202, 227 sqq. et passim.

10) La page 49 selon la numérotation archivistique (55 selon la numérotation de Nietzsche) du cahier M III 1 contient un texte dont une petite partie a été publiée par l’édition Colli-Montinari comme fragment posthume 11[142] de 1881, et le reste, en tant que brouillon de l’aphorisme 109 du Gai Savoir n’a pas été publié dans les fragments posthumes de l’été 1881, mais seulement dans l’appareil critique à l’aphorisme 109 du Gai Savoir. Sur l’importance de ce détail chronologique pour l’interprétation de la pensée de l’éternel retour chez Nietzsche, voir les études de Paolo D’Iorio, La linea e il circolo, cit., pp. 205 sq. ; “Cosmologie de l’éternel retour”, Nietzsche-Studien, 24 (1995), pp. 106 sq. ; « Nietzsche et l’éternel retour. Genèse et interprétation », Nietzsche. Cahiers de l’Herne, Paris, Éditions de l’Herne, 2000, pp. 373 sq.

11) Voir à ce propos l’article de Philippe Chevet dans ce même volume.

12) « […] je mehr Augen, verschiedne Augen wir uns für dieselbe Sache einzusetzen wissen, um so vollständiger wird unser ”Begriff“ dieser Sache, unsre ”Objektivität“ sein » (Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, troisième dissertation, § 12). Nous ne reproduisons pas ici les copies d’écran de l’HyperNietzsche concernant la mise en réseau des chemins chronologiques, car elle est très semblable à celle des chemins génétiques telle qu’elle a été illustrée par Inga Gerike dans ce volume.

13) Pour l’analyse de ces lignes thématiques, nous renvoyons encore à Paolo D’Iorio, La linea e il circolo, cit., pp. 233-322.

14) Voir à ce propos sur le marché de la librairie française, la réédition de la soi-disant “Volonté de puissance” dans sa première et deuxième versions (Le livre de poche, 1991 ; Gallimard, 1995), ainsi que Le livre du philosophe (GF-Flammarion, 1991), ou, plus récemment le recueil de notes présenté sous le titre de Mauvaises pensées choisies (Gallimard, 2000) : éditions inutilisables pour étudier la philosophie de Nietzsche.

15) Friedrich Nietzsche, Ecce homo, « Pourquoi je suis si malin », § 9. Nous citons d’après l’édition des Œuvres de Nietzsche dirigée par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, publiée dans la collection « Bouquins » chez Robert Laffon, vol. II, Paris, 1993, p. 1142.

16) FP 4[5] 1882-1883, traduction français d’Anne-Sophie Astrup et Marc de Launay, in Fragments posthumes, été 1882 - printemps 1884, Paris, Gallimard, nrf, 1997, p. 120.

17) FP 7[70] 1886-1887, tr. fr. par Julien Hervier, in Fragments posthumes, automne 1885 - automne 1887, Paris, Gallimard, nrf, 1978, pp. 310-311.

18) Friedrich Nietzsche, Ecce homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 1, tr. fr. in Œuvres de Nietzsche, cit., vol. II, Paris, 1993, p. 1142.